Certaines n'avaient jamais vu la mer car elles vivaient dans les montagnes ou dans les campagnes reculées du Japon. Certaines n'avaient jamais vu la mer car au début du XXe siècle les jeunes filles qui vivaient dans un milieu pauvre travaillaient dur dans les champs de leur parents et se mariaient jeunes au fils de la ferme voisine sans espoir de loisirs ou de voyages.
Un beau jour elles sont montées sur un grand bateau à destination des Etats-Unis avec au bout du voyage la rencontre avec cet homme qu'elles ne connaissaient que en photo: leur mari.
Ces japonaises, très jeunes pour la plupart, vont au devant d'une existence qu'elle n'ont pas choisie mais avec l'espoir d'améliorer leurs conditions de vie. Elles n'auront pas toutes le même destin, selon la mansuétude et la générosité du conjoint ou au contraire sa violence, sa paresse et son infidélité. Certaines connaîtront les joies de la maternité lorsque d'autres resteront stériles ou enterreront leurs enfants en bas âge.
Mais toutes connaîtront la difficulté, la peur, l'obscurité, les tribulations de l'étrangère en exil, l'accueil froid et les réticences des blancs, la pauvreté des fermiers, jouets des propriétaires terriens. Elles verront toutes leurs enfants s'américaniser jusqu'à oublier la langue et renier les traditions séculaires japonaises.
"Nos fils devenaient énormes. ils insistaient pour manger des oeufs au bacon tous les matins au petit déjeuner à la place de la soupe à la pâte de haricot. Ils refusaient d'utiliser des baguettes. Buvaient des litres et des litres de lait. Inondaient leur riz de ketchup. Ils parlaient un anglais parfait, comme à la radio, et chaque fois qu'ils nous voyaient nous incliner devant le dieu de la cuisine en frappant dans nos mains, ils roulaient des yeux et nous lançaient:"Maman, pitié!"
Julie Otsuka s'inspire de l'arrivée en nombre de jeunes femmes nippones sur le sol américain venant épouser des hommes d'ascendance japonaise. Elle utilise le "nous" pour exposer la situation dramatique et l'infortune de ces jeunes femmes qui après avoir idéalisé leur nouvelle vie vont se sentir grugées et trompées: le travail est intense et pénible, la pauvreté, la faim, le rejet des autochtones est leur quotidien; la désillusion est totale et mènera certaines au suicide.
Le choix narratif est intéressant car l'utilisation du "nous" ,en englobant le sort de toutes ces femmes, fait l'effet d'une sorte de psalmodie énumérative des différentes expériences américaines, un chant douloureux et discret. Mais j'ai ressenti aussi, parfois, l'envie que l'auteure abandonne la première personne du pluriel pour suivre au plus près l'une ou l'autre de ses héroïnes, pour se glisser dans le sillage de leur kimono et partager le rituel du thé avant de recueillir leurs confidences.
Une complainte envoûtante qui tire de l'oubli le sort tragique de ces japonaises.
éditions Phébus - juillet 2012- -traduit de l'américain par Carine Chichereau