Le vase où meurt cette verveine
D'un coup d'éventail fut fêlé ;
Le coup dut l'effleurer à peine :
Aucun bruit ne l'a révélé.
Zika et Joseph sont mariés depuis cinquante six ans et coulent une vie paisible et douce puisant leur énergie dans la force de leur amour réciproque. Leur fille, Isabelle, célibataire sans enfant vit à Paris. Gauthier, le fils, vit à Monfort avec Joëlle, maman de Thomas 15 ans, né d'une précédente union et avec leur fille Rosalia 5 ans.
Sa santé chancelante oblige Zika à se séparer de son époux et à venir vivre avec sa fille Isabelle à Paris pour se rapprocher des meilleurs spécialistes en cardiologie. Le logement de Isabelle est trop exigu pour accueillir Joseph qui demeurera chez Gauthier et Joëlle.
Cette séparation inédite, la première pour ce couple fusionnel, crée une liaison épistolaire entre les deux septuagénaires. Ils se languissent l'un de l'autre, essaient en vain d'occuper leur temps et leur esprit en réalisant quelques tâches domestiques. Mais l'ennui et le manque du compagnon creusent et altèrent leur moral surtout que la séparation qui devait être provisoire s'éternise.
Mais la légère meurtrissure,
Mordant le cristal chaque jour,
D'une marche invisible et sûre,
En a fait lentement le tour.
Cette séparation va être le révélateur des failles de la famille. Isabelle va tenter de conquérir le coeur de sa mère en ressassant ses frustrations d'enfant délaissée. Elle considère que la dévotion aveugle de ses parents l'a privée de l'amour maternel. Elle est déterminée à exiger des dédommagements d'affection et de tendresse maintenant qu'elle a sa maman rien que pour elle.
Son eau fraîche a fui goutte à goutte,
Le suc des fleurs s'est épuisé ;
Personne encore ne s'en doute,
N'y touchez pas, il est brisé.
Joseph s'inquiète de l'atmosphère pesante qui règne dans le couple formé par son fils et sa belle-fille. Leur relation semble se déliter dans la cadence effrénée du quotidien et les absences prolongées de Gauthier. La tension est vive entre les adultes et seuls les petits-enfants complices du grand-père apportent la candeur et la spontanéité de leur jeunesse.
Souvent aussi la main qu'on aime,
Effleurant le cœur, le meurtrit ;
Puis le cœur se fend de lui-même,
La fleur de son amour périt ;
Frédérique Martin aborde le thème des malentendus générationnels et des rôles inversés quand les enfants doivent prendre en charge les parents vieillissants. Elle dresse le portrait idéalisé du couple et de la passion infinie qui se perpétue jour après jour. Elle surprend le lecteur en poussant au paroxysme l'hostilité de cette femme âgée pour sa fille vindicative. Le malaise étreint le lecteur opressé qui ne peut croire à ce qu'il lit.
Avec à propos, l'auteure emprunte à Sully Prudhomme la métaphore de ce plant de verveine qui, laissant sourdre l'eau, ne peut plus se redresser et finit par mourir.
Toujours intact aux yeux du monde,
Il sent croître et pleurer tout bas
Sa blessure fine et profonde ;
Il est brisé, n'y touchez pas.
Sully Prudhomme, Stances et Poèmes, Le Vase brisé 1865.
Attention: histoire fracassante qui peut provoquer un ressac très violent chez le lecteur. Cette tempête m'a bousculée et laissée sans forces sur le rivage! A découvrir à la prochaine grande marée.
Le billet de Anne.
éditions Belfond- avril 2012